Coup de théâtre pour le chrome hexavalent dans REACH

L’annonce par la Commission européenne de son intention de retirer le chrome hexavalent de la liste des substances soumises à Autorisation[1] et d’introduire une Restriction[2] quant à ses usages est un véritable coup de théâtre. Motif invoqué : le chrome hexavalent monopolise une trop large part de l’activité de l’ECHA, du fait du traitement des nombreux dossiers de demande d’autorisation, au détriment de la vocation initiale de REACH qui est de réduire les risques sur l’ensemble des substances qui peuvent être préoccupantes.

Dans son document explicatif, la Commission européenne a fourni beaucoup de détails[1]. L’argument principal est que le chrome hexavalent monopolise une trop large part de l’activité de l’ECHA, du fait du traitement des nombreux dossiers de demande d’autorisation[2], au détriment de la vocation initiale de REACH qui est de réduire les risques sur l’ensemble des substances qui peuvent être préoccupantes. Il est vrai que le chrome hexavalent étant un CMR (cancérigène, mutagène, reprotoxique), son utilisation est strictement limitée aux activités industrielles et ne concerne pas le grand public où se situent pourtant les grands volumes de substances et les très grands nombres de personnes exposées.
1) Le basculement vers une Restriction au lieu de l’Autorisation est un changement total de paradigme dans la gestion des risques liés à la substance :

Dans le processus d’Autorisation, ce sont les industriels qui doivent déposer un dossier, dans lequel ils doivent d’une part démontrer qu’ils ont besoin de la substance et d’autre part faire toutes les études de risque. Ils doivent également décrire leur plan de substitution, ce qui constitue un engagement fort à substituer, vérifiable par les autorités de surveillance (DREAL, Inspection du Travail) et dont le planning détermine la durée d’Autorisation qui leur est accordée. Ce processus répond très clairement aux principes de base de REACH : transparence et renversement de la charge de la preuve, depuis les Autorités vers les Industriels.
En contrepartie n’importe quel industriel peut déposer son propre dossier de demande d’Autorisation et ainsi continuer à utiliser la substance, si son dossier est accepté.

Dans le processus de Restriction, ce sont les Autorités qui rédigent et publient le texte restrictif, dans lequel sont fixées les règles d’utilisation de la substance, sous la forme d’une « interdiction sauf [3] », assortie éventuellement de conditions. La préparation des Restrictions repose donc sur la qualité des informations dont disposent les Autorités. Dans le cas du chrome hexavalent, l’ensemble des dossiers d’Autorisation constitue certainement un référentiel dont l’ECHA tiendra compte : pour identifier les usages non substituables, les domaines d’activité qui ne peuvent pas substituer, les délais de substitution, etc…, mais aussi pour imposer les bonnes pratiques en matière de maîtrise des risques.
Le mécanisme de Restriction ne permet pas aux industriels d’intervenir une fois que la Restriction est mise en place : s’ils entrent dans le champ de l’exemption qui est accordée par la Restriction[4] ils peuvent continuer leur utilisation. Dans le cas contraire, ils doivent cesser leur utilisation dès publication de la Restriction et ils n’ont aucun recours possible.

2) Pourquoi ce changement ?

Le processus d’Autorisation répond à la vocation première de REACH qui est de réduire les risques liés à l’utilisation des substances chimiques. Le dossier d’Autorisation permet en effet de couvrir tous les facteurs qui contribuent à cet objectif : en premier lieu une étude des risques, ensuite une étude des solutions de remplacement et enfin un engagement clair vers la substitution, appuyée par une étude socio-économique qui justifie de continuer à utiliser la substance pendant la durée de l’autorisation.
La première difficulté avec le chrome hexavalent est son utilisation dans un assez grand nombre de procédés de traitement de surface, et donc un assez grand nombre de sites (environ 6000 en Europe).
La seconde difficulté provient de la complexité de la supply-chain, peu compatible avec la « linéarité » du processus d’Autorisation tel qu’il est décrit dans le règlement REACH. En effet, dans le règlement on a imaginé que l’ensemble des informations nécessaires au dépôt d’une demande d’autorisation étaient à disposition du demandeur d’autorisation, depuis les risques, jusqu’aux alternatives et aux plans de substitution. L’expérience du chrome hexavalent est que les producteurs de la substance ne maîtrisent pas les alternatives, ne serait-ce que parce qu’en général on ne peut pas remplacer le chrome hexavalent par une autre substance si bien que les compétences pour définir les alternatives ne sont pas entre les mains des producteurs de la substance. A l’autre extrémité de la supply-chain, les applicateurs dépendent des validations des prescripteurs. Avec le chrome hexavalent, on a vu ainsi apparaître des acteurs ayant une influence sur le processus décisionnel permettant de répondre à la finalité de REACH (réduire les risques et notamment substituer), mais sans rôle défini par le règlement. La confusion a été suffisamment forte pour que dans certains cas, la responsabilité ou même l’initiative du dépôt d’une demande d’autorisation ne soit pas claire. C’est ainsi que se sont mis en place des consortiums, à l’initiative des prescripteurs, du fait de leur préoccupation d’assurer la pérennité des procédés critiques pour leurs produits.

Les axes de travail des consortiums étaient :
En amont, s’assurer que les producteurs de la substance accepteraient de déposer un dossier d’autorisation
En aval, mettre en place un processus de diffusion des Autorisations permettant à toute la supply-chain d’en bénéficier.
Ont ainsi été mis en place des dossiers d’Autorisation amont (« Upstream »), déposés par les quelques producteurs de la substance[5], soutenus par les prescripteurs[6] et couvrant tous les sous-traitants[7].
Inévitablement, ce type de dossier décrit une situation « moyenne » et hérite de différentes incertitudes :
Le nombre exact de sites utilisateurs, ainsi que les conditions d’utilisation de la substance étaient mal connus au moment où les consortiums ont été mise en place.[8]
Les prescripteurs n’avaient pas le même niveau d’avancement dans les substitutions et les opinions sur la possibilité de substituer étaient hétérogènes. La description de chaque procédé utilisant le chrome hexavalent n’avait pas été faite de façon assez détaillée. Il a donc été reproché à ces consortiums d’une part de présenter une situation de risques non représentative du risque réel sur l’ensemble des sites utilisateurs et d’autre part de manquer d’objectivité quant aux possibilités de substituer, ou tout au moins de demander des autorisations alors que des solutions de substitution étaient disponibles, de façon « générique ». Au fur et à mesure que le processus d’Autorisation a été mis en œuvre, les incertitudes sur le nombre de sites et les conditions d’utilisation ont été levées[9]. L’existence de substitutions « génériques » et donc la non-légitimité des demandes d’autorisation amont est néanmoins restée comme point de désaccord entre la Commission européenne, qui avait accordé les autorisations demandées par les consortiums et  le Parlement européen[10]. Ce dernier a déposé un recours afin d’obtenir un arbitrage par la Cour européenne de justice. Le 24 avril 2023, la Cour a donné raison au Parlement et a annulé les autorisations accordées par la Commission européenne pour le principal dossier « upstream » (CTAC).
Pendant ce long processus[11] certains industriels, inquiets quant aux chances d’aboutissement des demandes d’autorisation amont ont déposé leur propre dossier d’autorisation, sur des utilisations très ciblées, avec beaucoup de détail sur les conditions d’utilisation. Ce type de dossiers, répondant mieux aux exigences du règlement, ont été acceptés. Près de 200 dossiers se sont ainsi ajouté à ceux des consortiums.
Le paradoxe est donc double : le doute sur les dossiers amont, qui pourtant pouvaient couvrir une supply-chain large et donc limiter le nombre de dossiers à traiter par l’ECHA, a déclenché une avalanche de dossiers. Et malgré cela, les dossiers individuels couvrent moins de 10% des sites utilisateurs. La conséquence est une impasse, où, face à des dossiers amont qui sont reconnus par la Cour de Justice comme non acceptables, le risque industriel reste entier.

3) La Restriction, outil règlementaire pour sortir de l’impasse, est rendue possible du fait d’une VLEP européenne récemment mise en place
La solution trouvée par la Commission européenne permet de sortir de cette impasse. Elle trouve sa légitimité dans un outil qui n’était pas disponible au niveau européen lorsque le chrome hexavalent est entré dans le processus d’autorisation : l’existence d’une Valeur Limite d’Exposition Professionnelle. La VLEP, bien connue en France car mise en œuvre depuis de nombreuses années et particulièrement contraignante depuis son abaissement de 50µg/m3 à 1µg/m3, est le socle de la maîtrise des risques. Cette VLEP permet aussi d’avoir un terrain de jeu homogène entre tous les acteurs. Et ceci peut aussi s’appliquer hors Europe et ainsi éviter un risque de concurrence déloyale, dès lors que les donneurs d’ordre imposent le respect de cette VLEP via leurs contrats et demandent à leurs sous-traitants hors Europe de prouver le respect de cette valeur.
Il est toutefois important de prendre conscience que le contenu de la Restriction qui sera mise en place est actuellement inconnu. Il serait en particulier trompeur de croire que respecter la VLEP sera une condition suffisante pour continuer à utiliser le chrome hexavalent.

4) La Restriction au lieu de l’Autorisation et la fable des Grenouilles qui demandent un Roi
Au premier paragraphe, nous avons expliqué que la principale différence entre les deux processus est que les industriels ne sont pas acteurs dans la mise en place de la Restriction. Nous y avons aussi expliqué qu’une utilisation qui ne serait pas dans le scope des usages permis par la Restriction seraient interdite dès publication de la Restriction. Pour certains industriels, le retrait du chrome hexavalent du processus d’Autorisation pourrait ne pas être une si bonne nouvelle que cela… [12]

5) Quelles conséquences ?
Nous nous garderons de spéculer sur ce que sera cette Restriction sur le chrome hexavalent. L’ECHA devra néanmoins mettre en œuvre un processus transparent pour son établissement, ce qui donnera quelques possibilités aux industriels pour s’exprimer et avancer leurs arguments. Dans ce contexte, le maintien par les industriels de leurs plans de substitution en cours est indispensable, face à l’incertitude quant au contenu de la future Restriction.

Pascal FROU

[1] All news - ECHA (europa.eu).
[2] Plus de 50% des demandes d’autorisation portent sur le chrome hexavalent.
[3] C’est le cas du cadmium en protection des surfaces.
[4] Par exemple dans le cas du cadmium, certains secteurs d’activité comme l’aéronautique sont seuls à pouvoir continuer à l’utiliser en traitement de surface.
[5] Moins de 10.
[6] Moins de 50.
[7] Plusieurs milliers.
[8] On peut s’étonner de cette situation, s’agissant de substances CMR, mais l’absence de VLEP européenne et de guides de bonnes pratiques pour maîtriser les risques dans les ateliers peuvent expliquer cette situation.
[9] Notamment parce tous les sites utilisateurs ont notifié leur usage à l’ECHA. Mais aussi parce que les consortiums ont collecté des données de la part de l’ensemble des sites.
[10] Soutenu par les ONG qui mettent la pression en faveur des substitutions.
[11] Quasiment 10 ans.
[12] La restriction en cours d’élaboration sur les PFAs montre que ce processus peut être très rapide en regard des cycles décisionnels dans les entreprises et leur donne peu de leviers d’actions pour influencer la restriction.
[13] Quasiment 10 ans
[14] La restriction en cours d’élaboration sur les PFAs montre que ce processus peut être très rapide en regard des cycles décisionnels dans les entreprises et leur donne peu de leviers d’actions pour influencer la restriction.