N°404-405 Octobre 2010

N°404-405 Octobre 2010

Le carnaval des matériaux 

« Le matériau est vivant » aimait à dire, souvent, mon professeur de métallurgie pendant mes études jadis (j’aurais voulu écrire naguère mais…). Je reprends ici son antienne pour  souligner que les activités s’y rapportant sont, de ce fait, nécessairement d’importance et en constante mutation. Ce numéro spécial « Matériaux » de la revue Traitements & Matériaux vous le confirmera. Il ne faut donc pas emboîter le pas aux déclinistes de tout poil qui affirment que les matériaux sont moribonds et leur domaine sans grand avenir. Je reprendrai, ici, pour m’y opposer, deux de leurs principaux arguments.
Le premier d’entre eux consiste à dire que la formation aux matériaux dans l’enseignement supérieur se rétrécit comme une peau de chagrin. Preuve en est la baisse d’effectif, ces dernières années, des options « Matériaux » (jusqu’à leur fermeture parfois) de plusieurs grandes écoles françaises, les  étudiants étant plus attirés par le secteur financier et bancaire. Dans la formule « Traitement et matériau », « traitement » leur évoquait, en effet, en premier réflexe, le niveau de salaire. Les choses ont, cependant, évolué, ces derniers temps, la crise financière n’y étant probablement pas étrangère. L’évolution résulte aussi d’une prise de conscience à l’échelle européenne de la nécessité d’une relance dans la formation. Yves Rambaud, président de la Fedem (Fédération des minerais, minéraux industriels et métaux non ferreux) l’exprimait, paraphrasant Gabin, lors d’un symposium, à Paris, en juin 2010 par ces mots : « Trois priorités européennes s’imposent : d’abord la formation, ensuite la formation et enfin la formation ». Les effectifs des étudiants en géosciences et dans la filière métallurgie sont maintenant repartis à la hausse, en particulier en France et en Allemagne, après une baisse/stagnation ces quinze dernières années. Les pouvoirs publics semblent bien en considérer le caractère stratégique maintenant.
Un deuxième argument décliniste est d’affirmer que l’essor du numérique fera en sorte que les matériaux dits virtuels supplanteront à terme les matériaux réels pour les activités de recherche et développement. La conséquence en sera que les numériciens remplaceront les spécialistes en matériaux. Cela est évidemment contestable car, au même titre que Picasso affirmait qu’il était le meilleur pour réaliser de faux Picasso, il est certain que seuls des spécialistes en matériaux pourront créer ces faux matériaux que sont les matériaux virtuels. Ces derniers, de toute façon, ne remplaceront jamais les véritables matériaux. L’éco­no­mique ne pourra prendre le pas sur l’expérience même si numérique et numéraire font bon ménage.
Outre que les deux arguments préalablement cités sont contestables à la base, on peut facilement leur objecter ce qui suit. Tout d’abord, certaines matières s’épuisent, sont l’objet d’embargos spéculatifs, ou ne sont à disposition que de certains pays. Cela ne peut qu’inciter à accroître l’activité pour pallier ces  problèmes, exigeant alors des compétences « matériaux » de plus en plus affirmées. Par exemple, le cuivre qui est partout dans l’industrie, souvent irremplaçable (ou alors par l’argent mais à quel prix !) met l’Europe dans une situation assez préoccupante du fait de la petitesse de son industrie associée à ce matériau (50 000 personnes pour 45 GEuros de CA) et de contraintes réglementaires pas toujours cohérentes. Heureu­sement, le cuivre a le bonheur d’être l’une des rares matières premières recyclable à l’infini sans perte de qualité. Les matériaux en « ium » comme les terres rares soucient aussi l’Europe dont la capacité dépend à 100 % de l’importation (97 % des terres rares sont produites en Chine). Le lithium, qui est un anti-stress en médecine, est plutôt source de stress pour l’industrie, avec le développement des véhicules électriques notamment. Le salut dépendra de l’ingéniosité des spécialistes en matériaux dont le rôle doit donc croître. De plus, le développement, heureusement inéluctable, de nouveaux matériaux et traitements répondant aux exigences écologiques agira dans le même sens  d’un regain d’activité « Matériaux » : pourvu, cependant, que les éco-matériaux ne se transforment pas rapidement en écots-matériaux. Reach, que l’on personnifie souvent, ne passera pas à la postérité, tel Eroscrate, parce qu’il a détruit, mais bien parce que ses directives ont insufflé un élan salutaire dans l’utilisation industrielle des matériaux.
​​​​​​​Enfin, le sens commun dit que nul ne sait de quoi sera fait l’avenir. On doit donc être porté à croire que des révolutions dans le domaine des matériaux sont encore à se produire et comme la croyance est plus forte que le savoir… De plus, le passé nous y encourage. On peut, en effet, par exemple, être frappé par le fait que, dans la grande littérature de science-fiction qui va du début du siècle dernier à la fin des années cinquante, pas un auteur n’ait imaginé la matière  plastique, laquelle a pris tant d’importance de nos jours. Donc l’avenir n’était pas mieux avant, contrairement à ce qu’affirme l’une des plus fameuses « brèves de comptoir », y compris  pour les matériaux : on doit en être certain.
J’y reviens pour conclure : le matériau est vivant. On ne peut donc l’abandonner, d’autant plus qu’il trouble les sens : la vue quand il est méta-matériau pour rendre invisible, l’ouïe quand il est « poro-matériau » pour isoler du bruit, le toucher quand il résulte d’une analyse sensorielle poussée pour son utilisation en « design », l’odorat quand il est sous forme d’extrait pour utilisation en parfumerie, par exemple. Et le goût, enfin, me direz-vous ? C’est celui, bien sûr, que nous lui portons. J’espère et suis certain que le numéro qui lui est consacré et que vous avez entre les mains (s’il ne vous en est pas tombé pendant la lecture de cet éditorial) l’accroîtra encore. Bonne lecture. 

Michel Jeandin, directeur de recherche, centre des matériaux, Mines ParisTech

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